Un tour d’autobus
- René Goyette
- 19 sept.
- 9 min de lecture

J'attendais l'autobus, il faisait froid. Trois personnes attendaient près de moi: une vieille dame avec un chapeau genre crachoir inversé, un gars portant un long manteau gris qui, avec son chapeau, lui donnait un air gangster, et une femme d'à peu près mon âge, aux longs cheveux châtains débordant de sa tuque. Elle me rappela une fille avec qui j'avais vécu quelques années.

L'autobus apparut soudain. Je montai, puis la vieille. Quand le type au trench-coat paya, le chauffeur hurla :
- Hé le grand, il te manque vingt-cinq cennes ! Le gars sortit un revolver, le colla sur la tête du chauffeur et, en même temps que celui-ci criait « Non », il fit feu. La tête éclata, des morceaux en garnirent les fenêtres. L'homme descendit, tourna au prochain carrefour. L'autobus se vida. Avant qu'un nouveau chauffeur arrive, qu'on nettoie, il valait mieux descendre.
Deuxième tour
Cinq minutes plus tard, un autre véhicule s'arrêta. Le chauffeur demanda au premier passager ce qui s'était passé avec son confrère.
- Un gars lui a fait sauter la cervelle, lui dit une vieille dame.

L'autobus se retrouva vite surchargé. Un type était assis à mes côtés. Il portait un gros manteau à capuchon entouré de fourrure, un immense foulard qui, enroulé de plusieurs tours, lui donnait un grand cou. Une tuque de grosse laine rouge, surmontée d'un énorme pompon jaune, lui enveloppait le crâne. Il me dit :
- Vous étiez là quand le chauffeur s'est fait éclater la gueule ?
- Oui.
- Ça c'est du spectacle. Il y avait beaucoup de sang ?
- Oui.

- Vous êtes chanceux, ce n’est pas moi qui aurais de pareils spectacles gratuits. La dernière fois que ça m'est arrivé, c'est à mon travail. Je suis signaleur, vous savez, le type qui marche à reculons en avant de la souffleuse à neige ?
- Oui.
- Bien c'était un enfant qui s'était fait une maison dans le banc de neige. La souffleuse l'a soufflé. Hi! Hi! Hi! C'était écœurant, les morceaux sortaient avec la neige. J'en ai vomi. Les gars ont bien ri, quoiqu'ils étaient jaloux de moi qui avais tout vu. La mère du petit avait dû avoir une intuition, car elle sortit presque sur l'entrefaite. Elle reconnut une botte. Elle disait : « My god , Oh no, my god ! » Nous autres on s'est dit que c'était moins pire parce que c'était un enfant anglais.
Il se mit à rire d'un gros rire gras. Je pensai comment ça devait être agréable de travailler avec ces gens. Je me rappelai le temps où je travaillais pour une grosse compagnie de moto-neige. J'œuvrais avec l'équipe des banquettes. Muni d'une brocheuse à air comprimé, je fixais le cuir sur les sièges; mes deux coéquipiers y mettaient le caoutchouc mousse et la petite portière du coffre à gant incorporé. Le travail consistait en une chaîne de montage, où chacun ajoutait sa pièce. Il suffisait du manque d'une pièce pour que la production complète soit arrêtée. Et nous, pendant ces jours parfois des semaines, nous venions suer, assis à jouer aux cartes, aux dames, payés à attendre la pièce qui ferait repartir la « production ».

La « production », ce culte, ce dieu de l'usine. C'est à croire que certains patrons faisaient des ulcères en son nom. Je passais ces longs moments à écouter les histoires cochonnes, les aventures de pêche, les performances sexuelles, les argumentations à propos des moteurs des bolides de mes confrères de travail. Pour eux : boulot-sexe-bière-auto-boulot-sexe-bière-auto etc... J'avais l'air très stupide dans ce manège...
- Monsieur, vous ne m'écoutez même pas.
- J'étais dans la lune.
- De toute façon, je ne pourrai pas vous dire la suite, je descends bientôt. C'est triste parce qu'il y avait encore plus de sang dans celle-là. Bonjour peut-être une autre fois.
- Bonjour là, bonjour.
Je pensai que c'était drôle comment certaines gens sont assurés qu’ils sont intéressants. C'est peut-être mon problème, j'ai trop peur d'importuner, de ne pas captiver. Être comme ce bonhomme, je pourrais parler à tout le monde, casser les oreilles de tous, tout en flattant mon ego de l'attention de gens à tous les jours. Une femme, portant un enfant, s'assit auprès de moi. Le bébé me dévisagea. Il tendit le bras et m'enleva mon chapeau, il le lança en avant, en criant:
- Monsieur cul, monsieur caca, go caca, go pipi.

La mère cria à l'enfant de se calmer. Mon chapeau revint, passé de main en main. Le bébé se mit à pleurer; il essaya d'atteindre mon feutre, mais la mère le retint et je m'écartai un peu. Le môme cria et pleura à s'époumoner. Les gens se retournaient de plus en plus.
- Monsieur méchant, go méchant, caca hou-hou-hou.
On semblait croire que j'avais frappé l'enfant. La mère se pencha pour ramasser son chapeau, que le petit diable venait de jeter par terre; celui-ci en profita pour me cracher au visage. Je pris mon mouchoir, m'essuyai, et m'approchant je mis ma main devant la bouche de l'enfant afin de me protéger du prochain crachat. L’enfant me mordit la main. En retirant ma main, l’enfant ne desserrant pas les dents immédiatement de sorte que je le tirai vers moi avant qu’il ne lâche. La mère en devint folle, elle se mit à hurler:
- Il a violenté mon petit ! Au maniaque ! À l'aide !
La foule se jeta sur moi, on déchira mon manteau, détruisit mon chapeau, me lança dehors. Dans la rue, je me demandai si je n'avais pas rêvé. Je marchai jusqu'au prochain arrêt, pour reprendre un autre autobus.
Troisième tour
Il y avait déjà quelques personnes qui attendaient en file. En m'installant au bout, je me revis au Caire, en train d'attendre un autobus. Les Égyptiens ne connaissent pas la file indienne; ils croient au succès de la foule qui s'agglutine au guichet des billets. Les experts bousculeurs, les grands bras et les grosses voix sont les premiers servis. Naturellement les petites voix, les timides et petits bras, sont les derniers ou les jamais servis.

De plus, les arrêts d'autobus sont variables; de sorte que les chauffeurs se font un malin plaisir à faire courir les masses qui veulent remplir leur véhicule à deux fois sa capacité. Quand c'est plein, après le premier arrêt, le chauffeur n'a plus rien à s'occuper, la cargaison varie avec les grappes qui se détachent et s'agrippent aux portes, aux fenêtres. On s'accroche aux vêtements de ceux qui débordent du véhicule. C'est toujours drôle de voir les foules qui courent en arrière de chaque bus, espérant des places bientôt.

Finalement, l'autobus arriva, tous montèrent en silence. J'étais suivi d'un individu qui, malgré le froid mordant, ne portait qu'un petit manteau de cuir noir; il resta debout près du chauffeur. Il parlait très fort.
- Tu vas monter jusqu'à Côte-des-Neiges et tu ne t'arrêteras pas, sinon...
Quand il se tourna, tous virent son revolver. Il cria à la foule qui commençait à murmurer:
- Silence ! Je veux rien entendre. Compris ?
Un type, dont l'habillement ressemblait étrangement à l'autre, cria d'en arrière :
- Est-ce qu'on peut fumer ?
- Oui, c'est ça, fumez, je veux que tout le monde fume. Si j'en vois un qui ne fume pas, je le tire. Compris?
Chacun se prit une cigarette. Les non-fumeurs, après une courte quête, se voyaient le tube de tabac au bec. Le gars au pistolet se tordait de rire, à voir la fumée s'accumuler et à entendre la toux qui se multipliait. Aux feux rouges, les gens frappaient dans la porte pour monter. À chaque fois le canon de l'arme les pointait et ils disparaissaient en criant.

Étant assis en avant, le gars ne manqua pas de remarquer mon manteau tout déchiré. Pensant que j'étais pauvre, il força un gros homme à échanger son manteau de fourrure contre ma loque sans valeur. Devant la moue de l'homme, il l'obligea à rire aux éclats pendant dix minutes. Je pensai qu'une arme à feu est comme une caméra; vous pouvez faire faire n'importe quoi à n'importe qui, pour la vie ou le prestige. Arrivé à Côte-des-Neiges, le pirate fit arrêter l'autobus. Avant de descendre, il dit:
- Allez tous au diable, larves de citoyens.
Le conducteur qui avait eu trop peur, ne put tenir plus longtemps, il perdit connaissance. Les voyageurs descendirent. Le bourgeois vint échanger mon vieux manteau pour sa peau d'ours; de toute façon, c'était trop chaud pour moi. C'est en remettant la guenille de tweed, que je me rendis compte de l'allure que je pouvais avoir. De quoi donner pitié à un bandit.

J'entrai dans une boutique de vêtements seconde-main. Tous les employés étaient prosternés devant un téléviseur. Je compris en voyant, sur le comptoir, les produits « Bahou », le grand « Bahou » était à la télé. Je dénichai un manteau à ma grandeur, d'une coupe relativement contemporaine, puis je me plantai devant la caisse. À voir ces êtres endoctrinés jusqu'aux cheveux, me rappela l'école primaire. Le catéchisme, un petit livre assez épais. Il fallait l'apprendre par coeur.
L'émission du grand « Bahou » venait de se terminer, on vint me servir. Le patron, encore sous l'effet des émanations de son Dieu vivant, me demanda :
- Mon frère désire-t-il quelques produits « Bahou » ?
- Non merci, seulement ce manteau.
- Bien, ce sera deux dollars. Prenez ces échantillons et revenez nous voir, vous serez toujours le bienvenu.
Il me tendit un sachet de plastique, à travers duquel je vis quatre gros comprimés. Je les avalés pour éviter des discussions inutiles. Une jeune fille vint m'ouvrir la porte.

Quatrième tour
Dehors, je me dirigeai vers l'arrêt d'autobus. On venait tout juste d'évacuer le chauffeur abasourdi. Un autre chauffeur tout neuf venait de prendre place. Il avait ouvert les fenêtres pour aérer. Les passagers détournés purent remonter sans frais. Une bonne chance, car ça commençait à coûter cher. Je retournai m'asseoir à la même place et tout le monde sembla apprécier mon nouveau pardessus. Un homme dans la cinquantaine entra en gueulant. Il cria quelques injures au chauffeur, qui l'ignora complètement. Naturellement il vint s'asseoir près de moi.
- Susurre me murmurait ma maman magique, me dit-il, comme si on se connaissait depuis toujours. Je suis Acadien moi, môssieur. Oui! Oui! de ceux qu'on a déportés, ceux de 1755, ceux dont les Anglais ont brûlé les maisons. Vous êtes un Anglais ?
- Non, je ne crois pas, lui dis-je.
- Tant mieux, dit-il en criant, les Anglais je saute dessus. Je suis un Acadien, on ne me tirera pas dans un bateau moi, môssieur. On ne me fouettera pas si je parle français.

À ce moment le conducteur, qui en avait assez, incita le type à baisser le ton. Celui-ci n'ayant pas du tout apprécié la remarque, bondit près du chauffeur en hurlant:
- Môssieur prend pour les Anglais? Espèce de vendu. Malade ! Ils ont pendu ton père, ils ont vendu ta mère. Susurre me murmurait ma maman magique. Je suis un Acadien moi, môssieur. Me taire dans la lueur de nos fermes qui brûlent ? Me taire dans le tumulte de nos familles qu'on déporte ?
Au plaisir de tous, surtout de l'employé au volant, le débile descendit au prochain arrêt. On l'entendit au dehors qui criait :
- Susurre me murmurait ma maman magique, susurre en français. Susurre me murmurait ... maman ...gique...
Tous semblaient apprécier le calme, les murmures normaux du véhicule public.
Une femme, un peu masculine d'allure, vint s'asseoir à côté de moi. Je la regardai d'un coup d'œil furtif. Elle s'exclama :
- Cessez de me regarder comme ça voulez-vous ?
- Comment ?
- Je vous ai vu en train de lorgner mes seins, puis tout mon corps. Je ne suis pas une pièce de viande, espèce de macho-phallo-sexiste.
- Je vous demande pardon, mademoiselle, mais je...
- Comment mademoiselle, et en plus vous essayez de me coller une identité maritale ? Espèce de phallocrate. Désaxé, incarnation d'instincts dégueulasses, vous me faites vomir.

En vomissant, elle s'élança pour me gifler au visage. Je pus saisir son bras juste au moment où sa main allait m'atteindre. En l'agrippant je réalisai, trop tard, que j'étais pris au piège. Aussitôt que ma main la toucha, elle se mit à devenir folle et à crier :
- Au viol ! Au viol ! A l'aide ! Arrêtez ce mâle ! Ahhhhh !
En un rien de temps, une foule me recouvrit. Tout en me frappant, en déchirant mon nouveau paletot, on me hissait vers la porte. Le pilote immobilisa sa machine, et on m'éjecta tête première sur le trottoir.
Par les fenêtres ouvertes, les passagers me crièrent des invectives jusqu'à très loin au bout de la rue. Tout s'était passé si vite. Mon nouveau vêtement flottait en lambeaux. Décidément, j'aurais intérêt à porter une armure. Je me mis à marcher vers l'ouest. Pour une fois les mendiants ne me quêtaient plus ; il y en eut même un qui m'offrit de la monnaie.
Merci aussi à ceux qui n’ont pas lu.





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